Mélow { U-C }

Première zone : le vieillard


Depuis la disparition – c’est ce qui avait été annoncé au camp – de notre meneur, je ne faisais qu’errer, errer sans nul autre but que la recherche désespérée de la mort. Je me nourrissais à peine, tant le chagrin accablait mon âme et conscience, ce qui entraina une constante chute de poids sur ma carcasse déjà maigrelette. Pour un corps aussi futile, l’envie de mourir serait un euphémisme. Et c’est tout ce qui occupait mon esprit : mourir. Au camp, je n’étais plus qu’un fantôme : les chats se demandaient même si la perte de mon aimé ne m’avait pas, définitivement, fait perdre la raison.
C’est par un hasard béni que j’ai rencontré Joker.

Je m’étais levée a l’aube et, comme d’habitude, entamais une marche funèbre dans les chemins forestiers. Seulement, pour une fois, je n’avais pas envie de parcourir le même chemin qu’a mon habitude. J’avais envie de dévier, de partir loin, loin de tout ce que je connaissais, loin de la tombe d’Étoile Angélique. Je divaguais, sans trop savoir pourquoi, et je l’ai vu. Assis sur une pierre haute /Le déchet félin par excellence. Vous me demanderez les conversations que j’ai pu avoir avec cette loque je suppose. Chaque chose en son temps s’il vous plait. Je vais commencer par vous faire sa description, c’est important pour la suite.

N’importe quel individu, à moins d’être dans un état de délabrement (égal voir même plus avancé que le sien), aurait été frappé par cette carcasse vivante. La vieillesse ne facilitait pas l’esthétique de ses courbes, de son corps : grelottant, toussant, il ne lui restait pratiquement plus aucun poil sur sa peau grisonnante. Confortant cette laideur, les rares touffes de pelage qui lui restaient étaient regroupées en masses difformes sur ses épaules et sur ses flancs. Pour parachever le débâcle, un mince filet de bave brillait a la commissure de ses lèvres. Le fait qu’il soit aveugle et sourd ne m’aurait pas du tout choqué, et j’allais le tester de suite. M’approchant de ce ramassis de dépravation, je demandais :
« - Eh, vieillard, que fais tu ici ?
- Moi ? J’attends la mort, pardi. »
Sa voix était, elle aussi, le parfait reflet de sa vieillesse. Tremblante et faible, comme lui. Ravie d’avoir trouvé quelqu’un qui partage mes envies, je sautais habilement sur le rocher et m’assoyais a ses côtés.
« - Ah, yeah, un collègue ! »
Il me toisa d’un regard suspicieux puis soupira en murmurant :
« - Toi ? Mais tu es bien trop jeune …
- Et alors ? Je brûle les étapes, c’est pas interdit nan ?
Il ricana, ou plutôt il grogna. Sa gorge semblait le faire souffrir.
-Et tu t’appelles ?
-Joker. »
-Okay, joker. Alors je t’explique : moi tout ce qui m’importe, c’est de mourir. D’être vieille ou jeune, je m’en fous.
-Ahaha … Tu as la connerie de ton âge …
-Et toi, l’âge de ta connerie. »

Un silence pesa. Lentement, le vieux matou tomba vers l’avant du rocher, son cœur cessant de battre petit à petit. Il finit par terre, mort. Et moi je continuais ma route. En cette heure, je n’avais aucune envie d’affronter les sarcasmes des guerriers du clan de l’Ombre.

Seconde Zone : Le novice

Depuis que j’avais parlé avec Joker, je ne voulais plus voir ceux de mon camp. Cela faisait plusieurs jours que j’étais partie, et, pourtant, je savais qu’aucun d’entre eux ne s’inquiétait pour moi. Ils avaient, éventuellement, dépêché un groupe de vieux guerriers ayant encore une once de respect a mon égard pour partir a ma recherche. Sans doute pensaient ils que je m’étais enfuie retrouver mon compagnon, a l’époque, je pensais que c’était mieux ainsi.

L’idée de rejoindre l’au-delà m’hantait encore plus du fait que Joker, Étoile Angélique et Pelage d’Oubli avaient d’ors et déjà rejoint le clan des étoiles : après tout, cela n’avait pas l’air si compliqué. Cette idée se conforta de rechef lorsque je fis connaissance de Ploum. Oui, je sais, ce nom est quelque peu ridicule, mais qu’y pouvais-je ? Je ne suis qu’une inconnue pour lui. Bref, je m’égare, excusez moi.

J’ai rencontré ce tout jeune chat près d’un lac gelé, a la saison froide (eh oui, grand benêt : le lac ne va pas se geler en plein été) . Il était en train de faire ses griffes sur un tronc d’arbre. Lorsque je suis arrivée, il poussa un hurlement et sauta sur l’herbe givrée, mort de peur. Il va de soit que ce comportement étrange m’intriguait : aussi me dirigeais-je vers lui en trottinant. Le pauvre bout de chou était tapi derrière sa souche et me fixait avec deux grands yeux emplis de terreur.
« - Eh bah, petit, c’est moi qui te fais peur comme ça ?
- N.. non madame …
- Alors pourquoi es-tu affolé ainsi ? »
Il se redressa et murmura :
« - A cause de la mort, madame …
-Quoi ? Toi ? Mais tu es bien trop jeune…
- Mais justement ! »
Là, je dois avouer que je n’ai pas compris dans l’immédiat. Cependant je n’eus pas a demander d’explication : il répondit a la question qui se lisait sans doute sur mon visage.
« - Vous voyez madame, sur mon dos il y a une ligne noire. C’est la ligne de la vie, qu’on m’a dit. Encore, elle serait petite, je serais fixé, mais là, elle est moyenne ! Qu’est-ce que je dois faire ? Ou est-ce que je suis, dessus, moi ? »
Encore un beau caractère en perspective. Sa névrose semblait visiblement dépasser les limites de l’imaginable, mais je décidais ne rien laisser paraître. Aussi tentais-je de le rassurer du mieux que je pouvais, c'est-à-dire pas beaucoup.

Au final, mes envies suicidaires finirent par le contaminer. Il me demanda même de faire chemin avec moi, a la recherche du but ultime : la mort. Je n’ai su dire non, aujourd’hui je sais que j’aurais pu lui sauvez la vie avec cette réaction.
« - Au fait, gamin, comment tu t’appelles ?
- Ploum. »
Ce fut le dernier mot que j’entendis de lui, puisque le peu de chemin que nous parcourûmes ensembles fut éphémère. Il voulut aller s’amuser sur la glace. Je l’ai laissé faire. Le mince rideau d’eau gelé fut fragile et céda. Il sombra en laissant s’échapper quelques bulles. Et moi je poursuivais la route, et je compris doucement que j’étais devenue insensible au fait de voir mourir mes congénères.

Troisième, dernière et apocalyptique zone : Minos

J’étais partie depuis une lune, et je pensais, a tort, que mon clan avait retrouvé une hiérarchie correcte. Je pensais, également, avoir vu les pires épaves vivantes qui puissent exister. Je n’avais pas encore rencontré Minos. Je ne savais pas encore ce qu’était la dépravation.
Tout commence à cause d’une araignée. Oui oui, un simple arachnide fut le principal gouvernail de ce second chapitre de mon existence. Je vais vous expliquer cela.

Errer était devenu une habitude, aussi c’est ce que je faisais lorsque cette horrible bestiole planta ses deux crocs dans ma patte arrière. Pourquoi ou comment, je ne sais pas, tout ce dont je me souviens, c’est de m’être endormie – son venin devait être un puissant somnifère. Un instant j’ai même cru être morte, et je fus fâcheusement déçue par cet au-delà. « Heureusement », je me réveillai quelques heures plus tard, certes un peu sonnée mais bien vivante. Et c’est là que la voix de Minos résonna a mes oreilles pour la première fois.
« - Moi, je le savais que son venin n’était pas mortel … »
Ce son provenait d’au dessus de ma tête, aussi levai-je les yeux et découvris un tas de rochers pointus et acérés, et tout au dessus, une ombre.
« - Allez, monte. »
J’obtempérai, non pas par soumissions mais parce que ce timbre masculin m’intriguais au plus haut point. Au fur et a mesure que j’escaladais, nous discutâmes.
« - Alors comme ça tu veux mourir ?
-Comment tu sais ça ?
-Je le sais, c’est tout. Ça tombe bien, moi aussi.
- Alors on est pareils !
- Non.
- Mais, qu’est-ce qui nous différencie ?
- Tout, ma vieille, tout ! »

J’arrivai au sommet de la montagne de déblais et fut baignée par l’effroi. Ce chat, dont j’ignorais le prénom jusque là, était pire que tout ce que j’avais pu voir jusque là, bien pire que Joker lui-même. Sur son corps cousu de cicatrice, aucun pelage, et, contrairement a ces chats égyptiens, ce n’était pas naturel. Ses yeux étaient blancs, ses pupilles également. J’aurais pu croire a une perte de vue mais quelque chose en lui me laissait clairement deviner qu’il me voyait. Ses oreilles étaient à moitié arrachées, et sous sa maigre peau, ses côtes saillaient. Ses pattes, avant comme arrière, étaient couvertes de croutes jaunâtres, laissant penser a une maladie que je ne connaissais pas. Une immense piqûre était enfoncée dans son membre postérieur gauche, sans doute conduisant quelque substance dont il valait mieux ignorer la nature. Il parla.
« - Moi, c’est Minos, et toi ?
- Ineptie Allégorique.
- Quel drôle de nom.
- Tu peux parler… Mais … qu’est-ce qui t’arrives … tu es… c’est …
- … horrible ? »

Je n’aurais pu trouver plus juste terme devant l’être qui se présentait devant moi. Il ricana, et son timbre rauque me faisait frissoner.
« - Tu dis que tu veux passer de vie à trépas, mais tu es effrayée a l’idée de voir la mort en face de toi.
- Je ne comprends pas …
- Je vois … Tu vois encore la mort comme un choc brutal. Tu n’as pas encore compris qu’elle pouvait être vécue. »
Je sentais venir l’immense discours ennuyeux à mourir, et pourtant je ne bougeai pas, tant la vue de ce corps chétif et maladif me fascinait.
« - On va faire un test. Tu vas me parler, et, tout pendant que tu vas me parler, tu vas t’écouter, essayer d’entendre le son de ta voix. »
Je ne comprenais pas le but de l’exercice. Néanmoins j’essayais.
« - Euh je … qu’est-ce que je … c'est-à-dire que je … Euh je… Qu’est-ce quE JE … C'EST-A-DIRE QUE JE … AH MAIS BORDEL C’EST TOUT A FAIT INSUPORTABLE TON TRUC ! »
Il ricana. Sans savoir pourquoi, d’ailleurs, je trouvais ce « test » absolument abominable.
« - Bien sûr que c’est insupportable. C’est parce que tu entends ton propre son. Il designa une pousse bleue du bout du museau, puis continua : Prend donc un champignon, moi je ne mange plus que ça. Maintenant tu vas fermer une paupière très fort, jusqu’à ce que ton œil s’enfonce dans son orbite. Quand tu le rouvriras, ta vue sera trouble … Pas de panique ! »
Je me refusais a manger cette plante étrange, mais faisais pourtant ce qu’il m’ordonnait, bien que je soupçonnait cette expérience d’être encore plus atroce que la précédente. Il faut noter qu’il eut raison : lorsque je rouvris les yeux, ma vue n’était pas bien nette. Il reparla, et, cette fois ci, je bu ses paroles.

« - Tu vois, de voir sa vue se brouiller ou d’entendre son propre son, ça te fait comprendre une chose : que tu n’es fait que de matière, qui peut très bien dysfonctionner a un moment ou a un autre, sans pour autant que là haut, dans ta tête, ça ne tourne pas rond. Alors a partir du moment que t’en as marre, que tu trouves la vie pourrie, autant en faire profiter la tête, non ? »
Je m’enfermai dans le silence. Bien sûr, que je voulais mourir, mais pas comme ça ! Pas d’une manière aussi barbaresque ! Je le regardais d’un air épouvanté. Ce qu’il me disait était si cruel que je ne pu m’empêcher de laisser éclater ma colère :
« - ÉCOUTE MOI BIEN ESPECE DE DEBRIS F … »
Je me stoppai net, visiblement il ne m’écoutait pas. Il était bien plus absorbé par la seringue plantée dans son corps.
« - Euh … il se passe quelque chose ?
J’avais momentanément oublié ma colère.
« - Aha … c’est bloqué … ça coule plus ahahahahahaha »
Son rire se fit de plus en plus faible, jusqu’à s’éteindre totalement. Je supposai qu’il était mieux, là ou il était, lui qui voulait tant mourir. Je le laissai et fit demi tour, ne remarquant rien au départ.

Et puis je m’en suis rendue compte. Lentement, j’ai vu que j’empruntais le chemin vers la Pierre de Lune. Puis, j’ai remarqué que mon instinct me poussait près de ce lieu sacré. Enfin, je découvris que je voulais devenir chef, que je voulais m’allonger près de ce roc au halo blanchâtre et, surtout, surtout, que mes envies suicidaires étaient parties.